C’est la saison des vide-greniers. Chaque jour, dans les villages des alentours, les rues s’emplissent d’objets désaimés, devenus inutiles, encombrants. Une aubaine pour moi dont le métier consiste à me promener dans l’histoire des autres.
Ou pas.
Les vestiges du passé exercent sur moi une attraction-répulsion presque parfaitement équilibrée. Qu’en faire ? Faut-il les conserver le plus longtemps possible ? Leur consacrer du temps, de l’argent, des compétences — c’est un peu dans ce sens que nous sommes éduqué·e·s — ? Faut-il au contraire les détruire dès qu’ils ont fini d’être utiles ou si leur présence entre en conflit avec notre représentation du monde ?
J’aime l’impression de pérennité que me procure le contact des lieux anciens, usés par des êtres qui ne respirent plus depuis longtemps mais dont je peux imaginer l’existence dans l’érosion même des sols qu’iels ont foulés. Les pierres lisses des très anciennes constructions sont pour moi chargées d’émotions et ne sont pas loin de conférer une forme d’éternité à l’espèce à laquelle j’appartiens et, par contagion, à moi-même.
Si j’en crois la fréquentation des « lieux d’histoire », cette attraction est amplement partagée et encouragée. À la belle saison, les ruines antiques ou médiévales grouillent d’une foule vivante. Je les fuis à cette période sans me soucier du paradoxe que cela dévoile. Comment désirer me sentir exister par mon appartenance à une espère en fréquentant le souvenir de ses représentant·e·s disparu·e·s tout en fuyant mes contemporain·e·s ?
Cette préférence est vraie pour la nature aussi. Un paysage dont toute trace d’humanité est gommée, qui porte en lui-même l’évolution de ses années de vie loin de toute intervention humaine, m’attirera inéluctablement. Pourtant au milieu de ma contemplation, la conscience aiguë que ma présence béate ruine cet émerveillement pourra le transformer en une légère nausée.
C’est cette nausée que je finis toujours par ressentir, et pour des raisons assez différentes, lorsque je chine. Il faut dire que je suis assez cliente des brocantes et autres vide-greniers dans lesquels je promène une nonchalance non feinte. Il est rare en effet que je cherche à y dénicher ce que d’autres nomment « la perle rare ». C’est-à-dire une chose dont on n’avait pas encore pensé à se munir, se charger, s’encombrer… D’ailleurs, ma propre maison pourrait à la limite parfois ressembler à de tels lieux. Car même si j’aspire à un parfait dépouillement, je me sens comme responsable des objets que je ne me résous que difficilement à abandonner. Les autres le savent qui n’hésitent pas à déposer chez moi ce qu’iels ne veulent pas jeter tout en s’en délivrant. Une accumulation inféconde et un rien asphyxiante en résulte.
Non, ce qui me plait dans ces bric-à-brac ce sont toutes les histoires qu’ils racontent. À quoi servait cet étrange outil ? De quel lointain voyage cet étonnant instrument a-t-il été rapporté ?
Pourtant, à fouiner ainsi, il m’arrive souvent de ressentir un désagréable sentiment d’indiscrétion. Certains objets me paraissent si intimes, usés de manière si spécifique, utilisés de façon tellement personnelle. Je ne suis pas certaine que leur propriétaire aurait souhaité un tel étalage. Presque obscène.
Dans ma conception de la dignité il y a encore le fait de choisir ce que je désire montrer à autrui et ce que je veux garder secret. J’ajoute « encore » car j’ai le sentiment que plus la connaissance de moi-même s’approfondit et plus je deviens indifférente à cette distinction. Peut-être que je rêve du jour où rien de physique ou matériel ne pourra être en mesure de me représenter ou mentir à mon sujet.
Ma profession de biographe privée me donne l’opportunité d’observer cette manifestation de pudeur ou d’autocensure. Il arrive fréquemment qu’au cours d’un de nos entretiens, une anecdote soit racontée immédiatement suivie d’un « vous ne mettrez pas ça dans le livre ! »
Jusqu’au moment de l’écriture autobiographique, qui est pourtant l’espace de tous les épanchements, cette volonté de s’attacher à ses petits secrets reste féroce, comme garante du contrôle de son image sociale.
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