Ou comment se construit un souvenir
Mystérieuse mémoire
On ne sait pas encore très bien comment fonctionne la mémoire. Comment se créent et se recréent les souvenirs qui semblent beaucoup plus proches des capacités d’imagination que d’une sorte de banque de données qui serait stockée dans un coin de notre cerveau.
Ce matin, j’ai vécu une expérience étrange. En rapport justement avec la mémoire et le souvenir.
L’une de mes amies, C., m’envoie une photo qu’elle vient de retrouver dans une vieille boîte rangée au fond d’une armoire.
C’est la photo d’une jeune femme. Le ou la photographe est placé·e derrière elle de sorte qu’on la voit de dos mais son visage est tourné vers l’objectif. Pourtant elle ne semble pas poser. Ses yeux disparaissent derrière une paire de Rayban Wayfarer aux montures et aux verres noirs. Elle porte un chapeau de paille, un genre de canotier dont le ruban est à bandes de couleurs chaudes, rose foncé et jaune. De son vêtement, surement léger, je ne vois qu’une bretelle de coton gris et blanc. Autour de son cou, une chaîne de mailles filigranes en or. Du chapeau sort une grosse boucle de cheveux roux qui recouvre la nuque. La lumière sur la photo, le chapeau, les épaules dénudées et légèrement bronzées du modèle me parlent d’été. Le plan est assez serré de sorte que je ne dispose pas de beaucoup d’indices sur les lieux du tableau. La femme est assise sur un fauteuil en rotin et surplombe un vague jardin dont on aperçoit quelques taches vertes dans le flou de l’arrière-plan. Un balcon ? Une terrasse ? En tout cas, ce lieu ne m’est pas familier. Elle tient dans ses mains un paquet de feuilles dactylographiées dans la lecture desquelles elle semble avoir été interrompue par l’appareil.
Le message qui accompagne l’envoi de cette photo dit : « souvenir retrouvé ». Si C. me l’envoie, il doit s’agir d’un souvenir que nous partageons. Est-ce moi sur la photo ? Ma première impression me dit non. Mais je veux en avoir le cœur net. Alors j’examine plus attentivement ce visage aux rondeurs encore enfantines. Et, tout à coup, je reconnais les traits de mon enfant, quelque chose dans le menton, la forme de la bouche. Et j’accepte que la jeune femme sur cette photo est celle que j’étais il y a des années. Je ne me reconnais toujours pas mais j’admets, ok, c’est moi. Pourtant, je reste bloquée sur le chapeau « qu’est-ce que c’est que ce chapeau ? », je ne garde aucun souvenir de lui. J’étais presque davantage contrariée de ne pas reconnaître ce chapeau que de ne pas être capable de m’identifier.
Tout ce que j’ai eu, tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai vu, entendu, respiré, ressenti me constitue. J’ai été façonnée par des journées comme celle-là. Comment puis-je en perdre le souvenir conscient ?
Je suis toujours fascinée par l’acuité et la vivacité des souvenirs des personnes dont j’écris la vie. Certaines sont jeunes encore, d’autres frôlent le siècle. Mais toutes racontent un quotidien, des événements, des rencontres. Au fur et à mesure de nos rencontres, les détails deviennent de plus en plus nombreux, de plus en plus vivants, de plus en plus précis.
L’écriture de sa vie permet cela aussi. Faire ressurgir ces mille petites choses reléguées dans une vieille boîte rangée au fond de nos cerveaux chaque fois qu’il était nécessaire de faire de la place pour les nouvelles expériences.
Mais qu’est-ce que c’est que ce chapeau ?